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Voies de résilience n°3 : Favoriser l’autonomie technique et énergétique des fermes

La production agricole actuelle repose sur un système technique complexe et une consommation élevée d’énergie fossile. Ce manque d’autonomie est une vulnérabilité dans un contexte de contraintes économiques et énergétiques. Le développement d’un réseau de fabrication d’outils agricoles low tech et de sources d’énergie locales est un facteur de résilience essentiel à l'échelle territoriale.

État des lieux



Plus de tracteurs que d’agriculteurs



Gains de productivité, perte d’autonomie

La motorisation est l’un des piliers de la production agricole moderne. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de nombreux outils tractés et machines automotrices ont été développés et commercialisés pour réaliser des travaux agricoles spécialisés : labour, semis, épandage, pompage et irrigation, moisson… La puissance libérée par les moteurs thermiques a permis une diminution de la pénibilité du travail, et surtout, un gigantesque bond de la productivité. La surface de céréales cultivable par un agriculteur équipé de machines modernes dépasse aujourd’hui les cent hectares, là où un paysan ne disposant que d’outils manuels ne peut guère cultiver plus d’un hectare.

À gauche : moissonneuse actionnée par un attelage de 33 chevaux en 1902 dans l’État de Washington, États-Unis. À droite : moissonneuse batteuse moderne de taille moyenne, développant une puissance de 300 chevaux-vapeurs.Crédits : Robert N., domaine public ; PRA, CC BY-SA, Wikimedia Commons.

L’important gain de compétitivité associé à la motorisation, ainsi que les incitations politiques et financières au productivisme, ont conduit au développement rapide de ces machines, et ont provoqué une substitution brutale des tracteurs aux animaux de trait (Figure 17). Les surfaces fourragères qui leur étaient destinées ont ainsi été libérées et largement réallouées au développement des productions animales (viande, lait, oeufs). Un changement d’affectation majeur puisque, à titre d’exemple, l’avoine cultivé en 1929 en France pour nourrir les animaux de trait représentait 3,5 millions d’hectares, soit le tiers des surfaces céréalières de l’époque.

Figure 17 : Évolution du nombre d’animaux de trait en France depuis 1882. La motorisation opérée au sortir de la seconde guerre mondiale a conduit à un abandon rapide de la traction animale. Source : Les Greniers d’Abondance, d’après Harchaoui et Chatzimpiros (2018a).

On compte aujourd’hui en France plus de tracteurs que d’agriculteurs. La hausse de la productivité associée à la motorisation a pour corollaire immédiat la diminution des besoins de main d’oeuvre. L’arrivée des tracteurs a donc précipité l’exode rural entamé au XIXe siècle, pour nous mener à la situation inédite détaillée au chapitre précédent : un peu plus de 1 % de la population produit aujourd’hui la nourriture des 99 % restants.

Cette hausse de la productivité possède cependant plusieurs revers importants :
- en moins d’un siècle, les fermes sont passées d’une situation d’autonomie énergétique (les animaux de trait étaient alimentés par les cultures et les prairies) à une dépendance quasi-totale aux énergies fossiles ;
- la plupart des agriculteurs sont dépendants d’un système industriel complexe et spécialisé pour entretenir et renouveler leur matériel, alors que la plupart de leurs outils étaient aisément réparables à la ferme ou alentour il y a quelques décennies ;
- ces équipements modernes ont un coût important – 20 % des charges d’exploitation en moyenne en 2013 – et nécessitent un endettement lourd ;
- leur amortissement repose souvent sur l’agrandissement de l’exploitation et l’intensification des pratiques agricoles, avec pour conséquence l’homogénéisation des paysages. Cela aggrave en retour plusieurs menaces pesant sur le système alimentaire : déclin de la biodiversité sauvage et cultivée, dégradation du sol et érosion accélérée.

Concentration et complexité

La motorisation généralisée de l’agriculture et le déploiement de technologies sophistiquées ont donc dans l’ensemble fortement diminué l’autonomie de fonctionnement des exploitations agricoles. Cette tendance se renforce : la majorité des financements et des innovations alimentent aujourd’hui les gains de puissance et de productivité.

Les fournisseurs d’équipement ont par ailleurs subi une concentration importante au cours des dernières années. Les tracteurs, par exemple, devenus indispensables à la plupart des travaux agricoles, ne comptent plus aucun fabricant français depuis le rachat de Renault Agriculture par le groupe Claas en 2003. Quatre grands groupes industriels étrangers (AGCO, Claas, Kubota et YTO) en produisent sur le territoire national, mais leurs usines d’assemblage dépendent de vastes réseaux de fournisseurs et de sous-traitants en France et à l’étranger. Cette organisation repose sur la fluidité du commerce national et transfrontalier. Pour les autres outils et machines agricoles (charrues, herses, semoirs, épandeurs, équipements pour l’élevage…), la filière est moins centralisée et on trouve environ 200 entreprises françaises, parfois proches de l’artisanat, qui en produisent ou en importent sur le territoire. S’ajoutent à cela environ 3 300 entreprises artisanales proposant des services d’entretien et de réparation.

Enfin, le libre-échange a favorisé la division et l’hyper-spécialisation des chaînes de construction. Récemment, en prévision d’un Brexit « dur », un article du Guardian prenait l’exemple d’un vilebrequin de Mini pour illustrer ce phénomène : le moule est produit en France puis envoyé dans l’usine BMW de Warwickshire (ouest de l’Angleterre) pour forger la pièce, qui est alors envoyée à Munich pour être intégrée au moteur, avant de repartir pour Oxford où le moteur et son vilebrequin sont intégrés à l’automobile. Si celle-ci est vendue sur le continent, cette seule pièce aura franchi quatre fois la Manche.

Quels liens avec la résilience ?



Menaces associées : épuisement des ressources énergétiques et minières, instabilité économique et politique

La grande complexité des chaînes d’approvisionnement laisse entrevoir les perturbations susceptibles d’affecter l’industrie de l’équipement agricole si les échanges et relations commerciales venaient à se détériorer. Dans le contexte incertain actuel, les caractéristiques du machinisme agricole moderne deviennent une vulnérabilité.

Les fermes constituaient jusqu’à une époque récente des éléments « modulaires » du système alimentaire, c’est-à-dire qu’elles pouvaient fonctionner avec un certain niveau d’autonomie et d’indépendance. Plusieurs témoignages de familles paysannes ayant traversé la seconde guerre mondiale relatent la capacité d’adaptation de leur ferme dans un contexte économique et social pourtant radicalement transformé : crise économique, perte de main d’oeuvre masculine, réquisitions, pillage, généralisation du troc et du marché noir.

Tracteur de fabrication soviétique abandonné à Cuba. Au cours de la « période spéciale », Cuba s'est vue privée de la majeure partie de ses importations en machines agricoles et en produits pétroliers. De nombreux agriculteurs ont alors délaissés leurs outils motorisés au profit de la traction animale.Crédits : Pixabay.

Les exploitations conventionnelles sont aujourd’hui étroitement dépendantes de l’industrie pétrolière et de leurs fournisseurs d’équipements. La complexité de fabrication et d’entretien de nos machines agricoles est un facteur de vulnérabilité important. Le risque de rupture d’approvisionnement est à considérer en cas de crise économique de grande ampleur, conduisant à la fermeture de certaines usines ou à la faillite d’un fournisseur clé. Cela concerne en particulier les pièces d’entretien et de réparation.

La dépendance de nos engins agricoles au pétrole est peut-être le facteur de risque le plus évident. Ce n’est pourtant pas nécessairement le plus difficile à gérer en cas de choc pétrolier. Les tracteurs et autres machines agricoles consomment en effet moins de 5 % des produits pétroliers raffinés en France. On peut supposer qu’en cas d’approvisionnement contraint à l’échelle du pays, les autorités locales auraient une certaine latitude pour sécuriser les besoins des agriculteurs. C’est ce qui s’est produit lors du choc pétrolier de 1973 : le secteur agricole était exclu des politiques de rationnement instituées aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe. Il faut cependant ici distinguer la disponibilité physique des carburants de leur accessibilité économique. Les exploitations les plus dépendantes seront fragilisées économiquement en cas de choc pétrolier, et pourront être dans l’incapacité financière d’assurer tout ou partie de leur production.

Objectifs



Il n’y a aujourd’hui en France que très peu de recherche et développement portant sur des outils permettant un certain degré d’autonomie, adaptés à des pratiques agricoles économes en ressources, et pouvant être facilement réparés. Le cahier des charges de tels outils impliquerait une fabrication simple, reposant au maximum sur les ressources et les savoirs disponibles à une échelle locale, tout en offrant un gain d’ergonomie et de productivité réel. Il s’agirait d’outils adaptatifs, pouvant être librement partagés, réparés et modifiés selon les besoins propres à chacun. Ils se rapprocheraient en cela des « basses technologies » ou low tech. Cette recherche est à promouvoir par les acteurs publics.

L’existence d’une filière locale et dynamique de construction et d’entretien de matériel agricole est un facteur de résilience important du territoire. Selon la complexité des équipements produits – outillage du quotidien, matériel spécialisé, machinerie lourde –, différents niveaux de maillage doivent être envisagés, de l’échelle intercommunale à régionale, voire nationale.

L’autonomie énergétique des fermes est également un facteur de résilience de premier ordre. Elle peut être améliorée de deux manières :
- en limitant les besoins, en particulier pour le travail du sol, grâce à diverses pratiques agronomiques comme celles développées par l’agriculture de conservation, ;
- en produisant de l’énergie directement sur l’exploitation, le plus simple étant alors de consacrer une partie des terres à la production d’une biomasse qui sera convertie en énergie mécanique pour les travaux agricoles. Deux possibilités existent alors : nourrir des animaux de trait avec cette biomasse et développer la traction animale, ou transformer cette biomasse en biocarburants (huiles pures, biodiesel, bioéthanol, biogaz…). D’un point de vue énergétique, ces deux méthodes de conversion offrent un rendement assez proche (respectivement 8-10 % et 12-15 %). Elles présentent différents avantages et inconvénients et nécessitent chacune des infrastructures et une organisation spécifiques.

Leviers d’action



LEVIER 1 : Sensibiliser les agriculteurs à l’autonomie technique En partenariat avec les artisans et entreprises locales ou avec des organismes de formateurs professionnels tels que l’Atelier Paysan, sensibiliser les agriculteurs à l’importance de la souveraineté technologique. Organiser des rencontres entre agriculteurs et professionnels locaux autour de l’agroéquipement et de la résolution collective de problématiques techniques ciblées.

Semoir pour semis direct conçu et construit par des agriculteurs avec l’aide de l’Atelier Paysan. L’Atelier Paysan est une coopérative (SCIC) d’autoconstruction de matériel agricole poursuivant une démarche de réappropriation de savoirs paysans et d’autonomisation dans le domaine des agroéquipements. Ils rassemblent une variété d’expertises dans l’objectif de valoriser des inventions artisanales, développer avec les utilisateurs de nouvelles solutions techniques adaptées, et rendre libres et accessibles ces connaissances par de la documentation « open source » et des formations à l’autoconstruction. Les collectivités peuvent organiser des formations de ce type en partenariat avec les organismes de développement rural et faciliter ainsi l’émergence d’un réseau local de construction d’outils. Crédits : l’Atelier Paysan, CC BY-NC-SA.

LEVIER 2 : Favoriser le développement d’un réseau local d’artisans-constructeurs d’outils agricoles
Mettre à disposition des locaux pour héberger des structures de conception/fabrication/réparation d’outils et de machines agricoles. Une « maison des techniques paysannes » hébergeant associations et/ou mécaniciens professionnels peut être développée à l’échelle du département.

S’appuyer sur les compétences locales du tissu industriel, économique, des éventuelles technopoles, des services « économie », « innovation » « économie circulaire » des collectivités pour faire des transferts de compétences entre domaines d’activités. Adapter les dispositifs d’aides économiques, appels à projets des collectivités pour le secteur agricole ou promouvoir les financements déjà existants (Régions, Fonds européens) auprès des agriculteurs pour faire émerger des projets.

Carte de France des autoconstructeurs d’outils agricoles, réalisée par l’Atelier Paysan.

LEVIER 3 : Développer la mutualisation de l’agroéquipement en soutenant les coopératives d'utilisation du matériel agricole (CUMA)

Identifier les besoins partagés par plusieurs agriculteurs du territoire.

Soutenir financièrement ou appuyer des appels à projets – par exemple dans le cadre du PCAE auprès des régions – pour acquérir le matériel, si possible en faisant appel à la filière locale pour sa fabrication.

Favoriser le maintien ou la construction d’un hangar-atelier.

Le hangar-atelier offre de nombreux services à une CUMA : le matériel est à l’abri, rassemblé dans un endroit fixe mettant à disposition tout l’outillage nécessaire pour son entretien, et le développement de la CUMA n’est pas bridé par le manque d’espace chez les exploitants.Crédits : © Entraid.

LEVIER 4 : Former les agriculteurs aux pratiques économes en énergie

Sensibiliser les agriculteurs à la maîtrise de leur consommation d’énergie au-delà de la seule contrainte économique. Les dépenses en énergie fossile n'atteignent en moyenne que 5 % du total des charges courantes des exploitations agricoles, alors qu'elles constituent un facteur de production crucial.

Organiser des formations, en partenariat avec les organismes compétents, sur les pratiques agricoles économes en énergie comme les techniques culturales simplifiées. Accompagner techniquement ou financièrement les fermes volontaires pour changer leurs pratiques, notamment pour la fabrication ou l’achat de matériel spécialisé.

LEVIER 5 : Encourager l’autoproduction d'énergie sur le territoire

Soutenir et accompagner les projets d’autoproduction d’énergie basés sur les ressources locales comme la traction animale, le biogaz ou les biocarburants. Pour ces derniers, la production « d’huile pure carburant » – utilisable comme telle dans les moteurs diesel – est une voie qui bénéficie à la fois d’un bon rendement et d’un procédé de fabrication peu complexe pouvant être réalisé à petite échelle (simple pressage de graines oléagineuses comme le colza ou le tournesol). Des filières locales de biocarburants de deuxième génération, issus de résidus de culture (comme les pailles des céréales) sont à l’étude et pourraient participer à l’autonomie énergétique du territoire. L’importance agronomique de ces ressources pour la fertilité des sols (apport de matière organique) est cependant susceptible de conduire à des conflits d’usage qui réduiraient leur potentiel énergétique.

Aider à la structuration des filières et à la construction des infrastructures nécessaires.

À Saint-Gouéno (Côtes-d’Armor) des agriculteurs se sont rassemblés pour créer la CUMA Ménergol et une huilerie destinée à la transformation du colza produit localement. L’huile obtenue est notamment utilisée comme carburant pour les tracteurs des adhérents. La communauté de communes du Mené s’est associée au portage et au financement du projet. Crédits : © Union Démocratique Bretonne


Bénéfices associés


Le partage de connaissances et l’entraide sont des moyens efficaces de nouer des relations humaines pérennes, dans des territoires parfois géographiquement enclavés ou isolés.

La mise en commun d’outils et de connaissances, ainsi que l’autonomisation pour l’entretien et la réparation, sont une source d’économie significative pour les agriculteurs.

Obstacles



Vision univoque de l'innovation

Les politiques de développement économique, d’aide à l’innovation dans les collectivités (région, EPCI) peuvent être en contradiction avec les orientations de développement d’outils et de savoirs innovants dits « low tech ». Les projets types « start up », « high tech », basés sur le brevet et la propriété industrielle et tributaires d’une abondance matérielle et énergétique, sont encore souvent considérés comme étant bons « en soi », indépendamment de leur pertinence vis-à-vis des enjeux contemporains.

Amortissement des investissements

Les exploitants sont parfois lourdement endettés pour l’achat de matériel neuf et de haut niveau technologique, qu’ils doivent amortir sur plusieurs années en maintenant certaines techniques de production.

Indicateurs



- Nombre d’entreprises et d’artisans spécialisés dans l’agroéquipement sur le territoire
- Possibilité (moyens humains et techniques) pour les agriculteurs du territoire de construire, réparer ou modifier leurs outils
- Niveau d’autonomie énergétique des fermes

Pour aller plus loin






Le répertoire des savoir-faire paysans.Développé par le réseau des ADEAR, il présente de très nombreuses initiatives d’autonomisation et des témoignages de transition.
.Entraid’ (2013) Le hangar-atelier de la CUMA.Guide pratique détaillant les atouts d’un hangar-atelier et les étapes de son financement et de sa conception.
ADEME et al. (2018) Agriculture et efficacité énergétique : propositions et recommandations pour améliorer l’efficacité énergétique de l’agriculture des exploitations agricoles en France.

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